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Bertrand Perret, le photographe de l’obésité :
« Chaque personne est belle quand on sait la regarder »

Convaincu que la beauté est partout quand on sait observer, Bertrand Perret a photographié l’obésité pour mieux combattre les préjugés. Chasseur d’esthétisme, cet artiste lyonnais, habitué à promener un regard poétique sur la nature et sur les êtres, a relevé le défi de la campagne de sensibilisation lancée par Novo Nordisk France à l’occasion de la Journée mondiale de l’obésité 2022.

5 min. temps de lecture

Avec humanité et une juste distance affective, il a saisi les émotions et la sincérité de neuf modèles qui s’affichent dans le métro parisien et sur les réseaux sociaux à partir du 28 février 2022. Cette coopération pour lutter contre la maladie et les idées reçues s’inscrit dans le droit fil de son exposition Le corps gros # métamorphoses.

Comment avez-vous réagi lorsque vous avez été approché pour réaliser une campagne d’affichage dans le cadre de la Journée mondiale de l’obésité ?

J’étais très heureux car cela rejoignait le travail personnel autour de l’obésité que j’avais entamé, un peu seul, de mon côté. Avec Novo Nordisk, j’ai senti qu’on allait pouvoir travailler conjointement sur la réalisation d’un nouveau projet et inventer, à plusieurs, une communication adaptée autour du thème « Les préjugés ne soignent pas l’obésité ».

Ce qui m’intéresse, c’est d’abord la qualité de la collaboration et les valeurs qui sont défendues dans cette campagne. Ce qui a été déterminant pour moi dans l’acceptation du projet, c’est de me sentir en accord avec les objectifs fixés par les initiateurs de cette opération de sensibilisation autour d’une maladie méconnue et souvent incomprise.

Pour cette campagne 2022 du World Obesity Day, quel message cherchez-vous à délivrer à travers vos clichés ?

Cette campagne est articulée autour de deux axes : les mots et l’image. Le message verbal vise à lutter contre les préjugés que tout un chacun peut avoir sur l’obésité et qui blessent les personnes souffrant de cette pathologie.

Mon intention en tant que photographe est triple : d’abord, proposer des photos qui valorisent les personnes en obésité afin qu’elles se sentent bien avec leur image et que cela serve à leur épanouissement.

Ensuite, contribuer à sortir les personnes en surpoids de l'invisibilité dans laquelle notre société les place. Jusqu'à très récemment, nous n'avions pas l'occasion de voir ces corps dans la presse, la publicité ou au cinéma.

Cela change un peu ces derniers temps avec quelques timides apparitions dans un univers encore trop standardisé. Cette campagne a donc pour but de montrer ces corps dans l'espace public, de les rendre plus visibles.

Enfin, et c'est très lié avec le point précédent, cette démarche de communication a pour objectif d'aider la société à changer de regard sur ces personnes.

De la même manière, lors du vernissage de mon exposition Le corps gros # métamorphoses à Lyon, j'ai senti que certains spectateurs étaient surpris de découvrir la beauté de ces corps, surpris de trouver les bourrelets esthétiques, par exemple... Je sentais d'après leur propos que c'était une découverte déconcertante mais plaisante. 

Comment avez-vous choisi vos modèles pour cette campagne d’affichage que l’on verra notamment dans le métro à Paris ?

La diversité était le premier critère. Elle s’illustre en terme d’âge, de sexe, d’origine géographique… mais le choix des modèles a aussi été guidé par la volonté de représenter au maximum la diversité des situations que les personnes en obésité peuvent vivre.

Pour illustrer cette campagne réalisée en co-création avec la direction artistique de l’agence LDR, nous avons cherché à montrer les causes de l’obésité comme la dépression, les problèmes hormonaux, les chocs émotionnels… L’agence a imaginé le concept des préjugés, à moi de le concrétiser par l’image.

Combien sont-ils et qui sont-ils ?

Nous avons neuf modèles, sept femmes et deux hommes. J’en connaissais certains puisque j’ai travaillé avec eux dans le cadre de l’exposition lyonnaise. Les autres ont répondu à mes appels sur les réseaux sociaux.

Est-ce compliqué de les convaincre de poser ?

Ceux qui ont répondu favorablement à mon appel avaient une certaine envie de poser. En revanche, il a fallu créer un climat de confiance, faire connaissance, qu’ils sentent le regard bienveillant que je vais avoir sur eux.

L’agence de conseil en communication événementielle a aussi joué un rôle majeur dans la gestion humaine et logistique, dans l’échange avec les modèles durant le shooting. Cette co-production a permis qu’ils puissent être détendus et présenter la meilleure image d’eux-mêmes pendant la séance. Pour être au top à l’instant T, cela se travaille en amont par l’échange et la compréhension mutuelle.

Avez-vous affronté des réticences, voire des résistances ?

Non. En revanche, j’ai été confronté à des personnes qui appréhendaient, qui étaient stressées, inquiètes par rapport à la séance photo qu’on allait pouvoir mettre en place, mais je n’ai pas ressenti de résistance.

Il faut rechercher la tranquillité du moment et mettre les modèles dans de bonnes dispositions afin qu’ils soient tout à fait eux-mêmes face à l’objectif.

Je propose parfois de commencer la séquence photo pour une petite séance de méditation d’une dizaine de minutes en guise de prise de contact et d’intériorisation. C’est un bon moyen pour chasser le stress ou l’angoisse.

Comment s’est déroulée la séance photo avec les modèles de la campagne d’affichage ?

Très bien car l’équipe projet s’est montrée bienveillante, attentionnée et très attentive. Cela favorise le contexte pour travailler sereinement. Après le petit temps de maquillage habituel, chacun des neuf modèles a participé à une séance photo d’une heure et demie.

Nous avons travaillé sur deux jours, cinq modèles le premier jour, quatre le second. Au total, j’ai déclenché près de 1 700 fois l’appareil photo puisque chaque modèle a fait l’objet de 150 à 200 prises de vue.

Certains d’entre eux étaient décontractés, d’autres moins. J’ai ressenti que c’était un moment important pour toutes ces personnes, qu’il y avait un véritable enjeu dans le message qu’elles souhaitaient délivrer à travers leur image.

Avez-vous réagi différemment selon les personnalités de vos modèles ?

Oui, complètement. Selon les personnalités et selon leur témoignage qui va apparaître sur les affiches, nous sommes allés chercher des émotions qui soient en relation avec leur parcours et fidèles avec leur vécu.

Entre le modèle et le photographe, c’est la quête d’une rencontre spécifique. Dans certains cas, je recherchais plutôt la douceur ou l’étonnement ; dans d’autres cas, c’était plutôt la colère ou l’ironie…

Ces séances sont intenses car il s’agit d’aider les modèles à intérioriser leurs sentiments. Je ne voulais pas qu’ils jouent ou surjouent. L’objectif, c’est de trouver la sincérité dans le regard, d’autant que nous avons beaucoup centré les images sur leur visage et leur attitude.

Comment parvenez-vous à « apprivoiser » des modèles qui, bien souvent, n’acceptent pas leur image ?

Il faut avoir la conviction qu’ils sont beaux et leur transmettre cette conviction. Dans ce projet, j'avais vraiment l’a priori que toutes les personnes que j’allais photographier étaient belles. C’était à moi d’aller vers cette beauté.

Il fallait juste que je remette en question mes propres préjugés et que je m’efforce de les regarder vraiment pour saisir l’esthétique de leur corps. Aborder les personnes en étant convaincu qu’elles sont belles, cela crée un terrain de confiance pour démarrer une séance photo.

Qu’utilisez-vous pour mettre en relief la beauté de ces corps ?

La lumière, c’est l’un des facteurs principaux. Le cadrage constitue aussi un élément de la composition très important, ainsi que le souci du détail. Côté ambiance, j’ai besoin de calme autour de moi pour établir une vraie rencontre avec les personnes, pour créer une relation d’intimité avec le modèle. J’aime bien me centrer sur l’échange avec la personne, me retrouver les yeux dans les yeux et chercher sa tranquillité et sa vérité. Si je sens que la personne est distraite par l’environnement ou si elle est gênée intérieurement, je n’arrive pas à obtenir et saisir ce que je veux.

Avant d’appuyer sur le déclencheur de votre appareil photo, que leur dites-vous pour les placer en confiance ?

Je n’ai pas de recette, je dois probablement utiliser certains mots spécifiques, mais je ne m’en rends pas compte. Je peux juste dire que j’aime bien que mes modèles passent par un état de tranquillité. Et puis, je vais régulièrement à leur rencontre, tout près d’eux, sans appareil photo, juste pour parler avec eux, leur exprimer ou leur préciser ce qu’on cherche ensemble.

Quitte à reconstruire une attitude, une expression, il m’arrive assez régulièrement de leur dire « Pose-toi, sois tranquille, relâche la mâchoire, le visage, ou même fais-moi une grimace… »… histoire que la pression se relâche et que les crispations s’évaporent. C’est important d’atteindre cette sérénité car, avec un modèle, une séance peut durer deux heures.

Vos photos ont, à la fois, pour objectif de montrer des personnes de forte corpulence et de combattre les préjugés qui entourent l’obésité. Quelle est votre méthode pour jouer sur les deux tableaux ?

Sur les affiches, les mots verbalisent le message pour lutter contre les préjugés. Moi, je me concentre essentiellement sur le fait que mes modèles soient bien vivants, en lien avec moi et donc en lien avec le futur spectateur de la campagne. Je veille à éviter les contradictions entre ce qu’ils expriment et le préjugé choisi pour illustrer l’affiche.

Chacune des affiches est accompagnée d’un texte visant à lutter contre les préjugés. Les mots sont-ils nécessaires pour appuyer la force de l’image ?

Le point de départ de la campagne, c’est de faire passer un message. Celui-ci est subtil et difficile à transmettre par la seule force de l’image. On ne peut pas se passer des mots. J’ai du mal à imaginer quelle construction d’image on aurait pu bâtir. Dans ce cas, la complémentarité texte-photo me paraît nécessaire pour être efficace.

Par votre point de vue iconographique, pensez-vous les aider à mieux s’assumer ?

Aujourd’hui, avec le recul depuis le travail sur l’exposition « Le corps gros », je crois pouvoir dire que ces séances photos les aident à mieux s’apprécier. Au-delà des images réalisées, ils se sont sentis beaux dans les yeux d’un photographe.

Non seulement ils ont vu des photos qui les confortent, mais ils ont vu que d’autres personnes les admiraient lors de l’exposition. C’est rassurant, gratifiant. Plusieurs modèles m’ont avoué qu’avec les séances photos, il y avait eu un avant et un après. Qu’ils avaient ressenti un point de basculement par rapport à la confiance qu’ils peuvent avoir en eux.

Vous avez déclaré que « la beauté peut changer le monde » et que « la beauté est partout ». L’obésité a-t-elle sa place dans ces affirmations ?

Bien sûr, j’en suis convaincu. Les corps gros ont une beauté spécifique, une harmonie singulière à mettre en valeur. Je m’en suis rendu compte en photographiant. Des bourrelets photographiés avec une belle lumière, c’est une plastique extraordinaire.

J’ai récemment photographié un modèle de dos et sur des zones de peau, dans le bas de ses hanches, on voit des vergetures… c’est aussi délicat que les traces que l’eau fait dans le sable lorsque la mer se retire. C’est parce qu’on nous a toujours dit qu’avoir des vergetures, c’était disgracieux qu’on pense que c’est laid. En fait, si on regarde sans préjugés, c’est beau. C’en est même sculptural.

Vous savez, chaque personne est belle quand on sait la regarder. Mon objectif est à la fois de montrer ces corps, en montrer la beauté et faire en sorte qu’elle soit reconnue par les autres, et le plus largement possible. J’aimerais que mon travail, comme celui d’autres artistes, nous aide tous à voir cette diversité. Et à l’accepter de façon bienveillante et respectueuse.

Pourquoi faites-vous référence aux cultures oubliées qui magnifiaient les corps gros ?

Je fais référence à des cultures anciennes, mais aussi à des sociétés actuelles qui sont présentes dans d’autres parties du monde. Il n’y a pas de beauté objective et éternelle. C’est toujours un regard sociétal qui se construit.

A certaines époques, la construction de ce regard valorisait les corps gros. Ce fut le cas avec les Vénus préhistoriques ou lors de la période de la peinture classique avec les corps peints par Rubens et Ingres, ou, plus récemment encore, avec les sculptures de Botero ou de Nikki de Saint-Phalle.

Mais aujourd’hui, dans d’autres lieux, les corps gros peuvent aussi être adulés. Par exemple, dans la culture japonaise avec les sumotori ou comme en Mauritanie avec les jeunes femmes qu’on essaie de faire devenir grosses parce qu’ainsi elles représentent un idéal de beauté, un signe de prospérité et un symbole de fertilité.

A l’inverse, dans notre société, on a construit un regard qui vénère la minceur, les corps sportifs, les corps musclés et qui éliminent complètement de son champ de vision les corps gros. C’est une construction sociale et je trouve intéressant de rappeler qu’il existe d’autres modèles.

Mais dans la représentation collective, le corps mince peut signifier « en bonne santé » tandis que le corps gros peut suggérer « la maladie »…

Si je fais un parallèle, je réponds que dans notre société, quelqu’un d’âgé est considéré comme une personne qui a moins de capacités, qui est proche de la dépendance, voire perçue comme un fardeau.

Dans d’autres cultures traditionnelles, une personne âgée est une bibliothèque, c’est quelqu’un de sage, d’extrêmement précieux parce qu’elle va aider à résoudre les problèmes de la société, du village…

C’est vraiment la manière dont on regarde les personnes qui est différente. Aujourd’hui, la société considère une personne en obésité comme étant malade ou en danger. Hier, ce pouvait être une divinité.

Philippe Saint-Clair

Références
  • La campagne de sensibilisation « Les préjugés ne soignent pas l’obésité » est visible du 28 février au 6 mars 2022 dans le métro parisien RER et sur les réseaux sociaux.
  • Le corps gros #métamorphoses, Bibliothèque 1er arrondissement, 7, rue Saint-Polycarpe, Lyon. Du 1er février au 12 mars 2022.
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