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« Une personne en situation d’obésité ne se résume pas à son poids »

Endocrinologue et nutritionniste à l’hôpital de Rouen, le docteur Vanessa Folope lutte contre la grossophobie. Elle a mis en place une formation qui vise à changer les mentalités et les pratiques des professionnels de santé confrontés aux personnes en situation d’obésité. Son maître-mot : la bienveillance.

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Quelle est votre définition de la grossophobie ?

La grossophobie est l’ensemble des attitudes et des comportements qui stigmatisent et discriminent les personnes qui se trouvent en surpoids ou en obésité.

Comment se traduit-elle dans la vie quotidienne des personnes en situation d'obésité ?

La grossophobie se traduit dans tous les domaines de la vie sociale. 
Dans l’espace public, au sein du secteur professionnel pour les adultes ou dans l’environnement scolaire pour les enfants. On trouve des attitudes grossophobes également dans le domaine amical, intra familial et même dans le secteur du soin.

Vous êtes endocrinologue et nutritionniste. Quel est l’élément déclencheur qui vous a fait vous intéresser à la grossophobie ?

C’est le contexte avec les patients qui m’a fait prendre conscience de leur souffrance. Dans ma carrière, j’ai été successivement interne et chef de clinique dans le service d’endocrinologie du CHU de Rouen, puis praticien hospitalier à Tahiti. Là-bas, en Polynésie française, je n’ai pas ressenti la même approche par rapport au poids. Les référentiels culturels sont très différents, même s’il s’agit d’un territoire d’outre-mer. Lorsque je suis revenue en métropole, j’ai travaillé dans le service de nutrition du CHU de Rouen pour développer la prise en charge de l’obésité dans une équipe jusque-là plutôt axée vers la dénutrition et les troubles des conduites alimentaires type anorexie et boulimie. Du coup, j’ai été confrontée à la prise en charge des personnes vivant avec l’obésité. Si je connaissais la théorie, je maîtrisais moins la pratique. En les écoutant, en essayant de comprendre leurs problématiques, j’ai appris beaucoup, et j’ai compris qu’il y avait un sujet à traiter. Un sujet qui, jusqu’ici, n’était pas entendu…

Ce sont donc leurs témoignages qui vous ont incité à creuser le sujet de la grossophobie…

Tout à fait. En me rapportant ce qu’était leur vie, les patients m’ont permis de mieux saisir la discrimination qu’ils ressentaient. 
Parfois, cette grossophobie faisait partie de leur histoire de la prise de poids… La littérature médicale est très documentée sur ce thème : toutes les expériences stigmatisantes peuvent renforcer le besoin de se réconforter, notamment en mangeant. Ce qui va entraîner une prise de poids supplémentaire (1).

Comment les personnes en situation d’obésité perçoivent-elles cette discrimination ?

Si elles se sont retrouvées en excès de poids depuis la petite enfance, elles peuvent avoir internalisé les préjugés négatifs. Cela signifie qu’elles se sont appropriées toutes les étiquettes d’incompétence et de laisser aller qu’on peut leur coller. Du coup, elles ont si souvent entendu ce refrain qu’elles trouvent tout à fait légitime qu’on les critique. C’est là que j’interviens, que je tente de rebondir. Je leur explique que leur ressenti n’est pas normal, qu’elles ne peuvent s’attribuer ces étiquettes et ces préjugés et que tous les êtres sont différents. Je leur propose des séances de psycho-éducation autour du poids. Ensemble, on déconstruit le mythe de la silhouette. Il convient aussi souvent de travailler la confiance en soi.

En 2021, un sondage réalisé par Odoxa indiquait que 47% des femmes en situation d’obésité avaient subi des discriminations en raison de leur poids(2) . Est-ce aussi votre constat ?

Peut-être que les chiffres sont encore plus élevés. Cela dépend du contexte, et de ce que chaque personne est capable d’endurer. Lorsqu’on se trouve en situation d’obésité massive, on a forcément vécu des attitudes discriminatives dans différents domaines. En parlent-ils vraiment ? 
Osent-ils le dire ? Pas simple. Comme je le disais, s’ils ont internalisé cette stigmatisation, certains peuvent même se dire qu’ils le méritent bien. 
Cette situation est cruelle.

Ce ressenti touche-t-il plus les femmes que les hommes ?

Oui, car en France, il existe un référentiel de femme mince. C’est la norme nationale. De nombreuses études sociologiques ont montré qu’à partir du XXe siècle la minceur a explosé. Au cinéma, à la télévision, on s’est moqué des femmes en excès de poids. Cela a provoqué une pression sociale sur les femmes. En France, on conçoit que la femme normale est une femme mince et que, finalement, la femme grosse est une femme maigre qui a grossi parce qu’elle n’a pas su faire attention. Chez l’homme, ce n’est pas la même approche. Derrière l’embonpoint, on voit plutôt la réussite sociale, la jovialité, le côté bon vivant, même si les choses tendent à évoluer aussi de ce côté.

Dans quel cadre les personnes en situation d’obésité sont-elles le plus discriminées ?

C’est difficile de répondre car chaque trajectoire est personnelle. En règle générale, lorsque que les personnes ont pris du poids dès la petite enfance, elles racontent qu’à l’école, elles souffraient énormément de discrimination. La discrimination intra familiale est très répandue. Elle est très difficile à vivre. Par exemple, les grands-parents ou parents croient bien faire en alignant leurs petits-enfants/enfants, surtout les filles, et en les faisant monter tour à tour sur une balance. Et ils disent : « Toi, tu es plus grosse que ta cousine/soeur… ». Cette comparaison entre les enfants est d’une grande violence. On juge négativement la personne qui pèse le plus et cela va laisser des traces.

Dans un monde où chacun se compare, la grossophobie n’est-elle pas le procès injuste de la corpulence ?

En tout cas, cela laisse penser que dans notre société, le poids est sous contrôle et que l’on choisit d’être gros ou pas. Le récit est souvent le même, perdre du poids, c’est une question de volonté. Autant de témoignages qui véhiculent l’idée fausse que l’on peut choisir son poids d’équilibre alors que nous ne sommes pas tous égaux face au poids. Cette idée de la réversibilité de l’obésité fait le lit de la grossophobie. Elle est particulièrement entretenue par les médias. Je prends souvent la métaphore de la prairie en disant aux patients qu’aucun brin d’herbe n’est identique. Cela prouve que rien n’est stéréotypé, qu’il faut de tout pour faire un monde.

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La grossophobie est-elle plus présente dans certaines catégories sociales, et si oui, lesquelles ?

Pas forcément. On pourrait le penser, mais ce n’est pas le cas. Cela dépend du fonctionnement intra familial. Par exemple, dans les milieux aisés, la discrimination peut exister, car il peut y avoir une pression forte sur l’apparence. Etre mince cela signifie réussir sa vie, être digne d’être aimé… 
Si la personne n’est pas mince, elle déroge aux normes. Parfois aussi, l’obésité peut avoir une fonction sociale. Certains patients nous racontent que leur obésité est synonyme d’appartenance au groupe. 
Ils nous disent : « Dans la famille, tout le monde est corpulent et si je maigris, j’ai droit à des réflexions et je ne me sens plus comme eux ». Comme ils ne veulent pas être exclus du groupe, ils reprennent du poids… 
La question de la corpulence et du rapport au poids est complexe. 

Quelles sont les conséquences de ces attitudes humiliantes sur les personnes en situation d’obésité ?

Cela dépend de chaque histoire personnelle, de chaque schéma interne. Toutefois, l’isolement socio-affectif constitue l’une des principales conséquences. A force d’être jugées, regardées de travers, d’être moquées, ces personnes, notamment si elles sont en obésité massive, n’ont plus envie de sortir, plus envie de rencontrer les autres. On m’a déjà dit : « Le frigo, c’est mon meilleur copain ». Cela signifie que ces personnes restent dans leur zone de confort qui correspond à leur appartement, à leur lieu de vie. Plus on s’isole, plus on fait appel à une « alimentation réconfort », facile d’accès dans notre société actuelle, moins on bouge et plus on grossit. Ces personnes se retrouvent piégées dans un cercle vicieux.

La grossophobie a-t-elle des répercussions sur la santé des personnes en situation d’obésité ?

C’est documenté et prouvé. Par exemple, les femmes victimes de situations stigmatisantes répétées développent beaucoup plus de troubles alimentaires compulsifs. Entre discrimination et obésité, il existe des liens qui aggravent la problématique du poids.(3)

Comment peuvent-elles s’en prémunir ?

Il est nécessaire d’engager des discussions autour de la valeur de la personne. Quand je rencontre les patients en consultation, ils attribuent toute leur valeur personnelle à leur poids. Je dois les convaincre que si le poids est l’une de leurs caractéristiques, cela ne les résume pas. On est autre chose que le poids sur une balance. J’essaie de décentrer le débat afin de les laisser découvrir leurs qualités et qu’ils cessent de rester figés sur le chiffre affiché sur le pèse-personne. L’idée, c’est aussi de les valoriser, de leur démontrer qu’ils sont capables d’agir et de gagner en confiance. Cela passe par un travail sur l’estime de soi.

Comment se soigner, comment résister aux maux de la grossophobie lorsqu’on en est la victime ?

Certains patients détestent leur corps, ne peuvent plus se regarder dans un miroir. D’ailleurs, la plupart du temps, ils ne possèdent pas de miroir de plain-pied. Ils se regardent dans une glace à hauteur de visage. Lorsque ces expériences discriminantes les ont bouleversées, voire anéanties, nous travaillons avec eux pour qu’ils se réconcilient avec leur corps comme on se réconcilie avec un ami. Avec l’équipe pluridisciplinaire du CHU de Rouen (notamment nos infirmières, nos psychologues et notre socio-esthéticienne), nous les amenons à explorer leur personnalité pour comprendre comment s’est forgée l’estime de soi dans la famille, dans le contexte social, en fonction des expériences stigmatisantes vécues, à travers le regard des autres… L’idée, c’est de rebâtir l’estime de soi afin de reprendre confiance et de se réconcilier avec son corps.

La grossophobie peut-elle impacter la vie professionnelle des personnes en situation d’obésité ?

C’est également un sujet documenté. Par exemple, les femmes et les hommes en situation d’obésité touchent un salaire inférieur et n’ont pas toujours accès à des postes professionnels supérieurs(4). Les personnes en situation d’obésité présentent souvent des niveaux d’études inférieurs. Cela est peut-être lié au fait que dès l’enfance, ces personnes ont cru, à force de dévalorisation constante, qu’elles n’étaient pas capables de progresser. Cela peut impacter leur souhait de poursuivre les études. Quand on croit qu’on est incapable de réussir quoi que ce soit, on finit par renoncer… C’est un constat terrible. (5) (6) (7)

Les enfants sont-ils épargnés ou, au contraire, sont-ils toujours la cible d’attitudes discriminantes en raison de leur poids ?

Il y a certes une prise de conscience, mais elle reste relative. C’est vrai qu’on voit plus de mannequins grande taille qu’auparavant, qu’on trouve plus de blogueuses en excès de poids… mais c’est à la marge. Ce n’est pas cette exposition de corps différents, même s’il faut l’encourager, qui va régler le problème de fond. Sur les réseaux sociaux, comme dans la vraie vie, la perte de poids est toujours valorisée. Il faudra bien plus que la bodypositive attitude pour y arriver, car les enfants sont toujours la cible de discriminations. Au CHU de Rouen, dans le service dont je suis responsable, nous recevons les adolescents à partir de 16 ans et tous nous racontent les intimidations, les moqueries, la peur du regard de l’autre, etc. Cela induit, chez eux aussi, un isolement social. Ils grandissent en développant une insatisfaction de leur image corporelle. Lorsque ces stigmatisations sont répétées, cela a un impact démontré sur leur scolarité, leur confiance en soi, leur sociabilité. Et peut-être bien que cela renforce le fait qu’ils ont moins de perspectives professionnelles. 

Vous avez étudié cette discrimination dans le monde médical. N’est-ce pourtant pas un lieu où devrait régner l’empathie et la bienveillance de la part des professionnels de santé ?

Les médecins sont des êtres humains comme les autres et tout le monde baigne dans une société qui prône la minceur. Depuis toujours, nous avons tous cette vision de base. Regardez les princesses Disney, elles sont toutes minces ! Dans toutes les histoires, dans tous les films, l’héroïne est belle, arbore une silhouette longiligne et affiche une bonne santé. On a tous en tête cette idée que pour réussir sa vie, pour être digne d’être aimé, il faut être mince. Et puis, de l’autre côté, on reçoit plein de messages qui disent qu’il suffit de manger moins et de bouger plus pour obtenir la silhouette qu’on veut. Les professionnels de santé, même s’ils ont choisi cette profession pour aider l’autre, ont été forgés avec cette idée-là. Eux aussi ont leurs croyances et leurs représentations. De plus, durant le cursus des études médicales, le sujet de l’obésité est très peu abordé. Conséquence, lorsqu’un patient en situation d’obésité vient voir un médecin pour un souci de santé, ce dernier peut parfois lui demander de perdre du poids pour améliorer ce problème, notamment en mangeant moins et en bougeant plus, comme si cela était suffisant et facile à mettre en place à court terme. 
A l’évidence, il y a un manque de formation des professionnels à ce niveau.

Au cours de leur cursus universitaire, les professionnels de santé sont-ils formés à l'obésité ?

Oui, mais c’est un sujet qu’ils connaissent peu. A travers des formations avec la simulation, comme nous le faisons au CHU de Rouen, on parvient à changer leur regard vis-à-vis de cette pathologie, mais il ne s’agit que de petits groupes. Pour vraiment être efficace et que la prise de conscience soit globale, il faudrait que le sujet de l’obésité (étiologie de cette maladie chronique et traitements ; pas seulement les comorbidités qu’elle engendre) soit enseigné en formation initiale des études médicales et paramédicales. En tant que professionnels de santé spécialisés dans l’obésité, nous devons avoir une voix et un rôle influents sur le sujet.

Les professionnels de santé doivent-ils utiliser un langage adapté à l'obésité ?

Par manque de connaissance ou par maladresse, il existe encore des discours très restrictifs de certains soignants qui restent dans les interdits alimentaires et les injonctions à maigrir. Certains professionnels de santé peuvent, par leur propos, déclencher un puissant sentiment de culpabilisation chez le patient par rapport à son poids. Par exemple, l’orthopédiste qui va dire à une patiente, dont les deux genoux sont touchés par une arthrose évoluée, qu’il ne l’opérera pas tant qu’elle n’aura pas perdu vingt kilos. Cette réflexion la renvoie à sa culpabilité personnelle. Comme elle sait qu’il est impossible pour elle de maigrir à ce point, elle va pleurer dans sa voiture en rentrant. Le pire, c’est qu’elle ne retournera peut-être pas voir ce médecin ni les autres d’ailleurs, que dans ce cas son mal va empirer et qu’elle va s’isoler encore plus.

Ces professionnels de santé ne se heurtent-ils pas, également, à un problème de matériel inadapté ?

C’est exact, ils sont confrontés à une difficulté logistique. Dans les salles d’attente des médecins comme dans les établissements de santé, il y a encore beaucoup de progrès à faire. Il faut aller vers plus de chaises et de tables adaptées qui permettent de prendre en charge les personnes en situation d’obésité. Déployer ce matériel permettrait aux professionnels de santé de travailler dans de bonnes conditions et aux patients d’être accueillis avec bienveillance.

Existent-ils des formations pour désamorcer la grossophobie chez les professionnels de santé ?

Nous recevons les professionnels de santé du CHU à Rouen depuis 2015 dans le cadre de la formation « Du changement de nos regards à l’amélioration de nos pratiques ». Nous avons mis en place quatre sessions par an. Chaque session dure deux jours. Plus de 370 soignants ont été formés. Au départ, ces formations étaient réservées au personnel de l’hôpital de Rouen, maintenant nous recevons aussi des équipes de l’extérieur. Cette formation a été lancée à la suite d’une enquête réalisée dans les services du CHU de Rouen. Nous cherchions à recenser le matériel qui permettait de prendre en charge les personnes en situation d’obésité. Nous avons eu beaucoup de retours de la part des soignants interrogés sur les difficultés logistiques du quotidien, mais aussi des questionnements sur les causes de l’obésité. La plupart était intéressée par des questions pratiques comme, par exemple, connaître les bons gestes pour relever une personne de 180 kilos qui a chuté. Nous répondons à ces questions, mais nous abordons surtout l’aspect communication afin de développer la bienveillance et l’empathie envers le patient : les mots à bannir, ceux à utiliser. Les attitudes qui blessent, celles qui rassurent. Ils enfilent aussi un simulateur d’obésité, une sorte de combinaison qui mime une obésité de 200 kilos. Pour qu’ils se rendent compte du regard de la société et qu’ils comprennent les difficultés quotidiennes liées à l’obésité, nous plaçons les stagiaires dans des situations du quotidien, comme prendre le bus ou essayer des chaussures dans un magasin. C’est en changeant les mentalités que la grossophobie dans les milieux du soin reculera.

 

Philippe Saint-Clair

 

Références
  1. C. Berdah. Obésité et troubles psychopathologiques. Annales Medico-Psychologiques, Elsevier. Volume 168, Issue 3, April 2010, Pages 184-190
  2. Odoxa. Enquête épidémiologique nationale sur le surpoids et l’obésité. 2021
  3. Dr. Courtney Younglove, MD, FOMA, FACOG. Sparking Positive Dialogue in Women & Men With Obesity. 2022
  4. Marcus Moore. Unfit for Work: Weight Discrimination in the Workplace. Obesity Canada. 2021
  5. L’obésité touche de manière inégale les milieux sociaux. inegalites.fr. 2022
  6. Élise Coudin, Arthur Souletie. Obésité et marché du travail : les impacts de la corpulence sur l'emploi et le salaire. ÉCONOMIE ET STATISTIQUE N° 486-487, 2016
  7. Małgorzata Obara-Gołębiowska. Employment discrimination against obese women in obesity clinic's patients perspective. 2016;67(2):147-53.
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